À l’instar de Socrate qui condamnait les écrits en raison de leurs impacts sur notre capacité à mémoriser, le monde s’affole aujourd’hui sur les potentiels dangers que l’usage des technologies infligerait à notre santé et particulièrement à celle de nos enfants. Mais si Socrate n’a jamais eu à s’inquiéter de ces Snapstreaks, les recherches actuelles menées sur le sujet ont bien de quoi nourrir les inquiétudes des parents.
En effet, les études récentes convergent toutes vers le même constat : les médias sociaux conduisent de plus en plus d’adolescents vers la dépression. Et comme si ce n’était pas suffisant, la déconnexion avec le monde réel, la désociabilisation et l’absence de dialogue direct achèvent de susciter la panique chez les parents.
La technologie perturbe-t-elle le mode de vie des enfants ?
La réponse est oui. Vous le constatez probablement vous-mêmes : les adolescents et préadolescents d’aujourd’hui sont collés à leurs téléphones. Ils publient sur les médias sociaux et révèlent des données personnelles, tantôt anodines, comme leur point de vue sur les dernières séries diffusées, tantôt intimes, comme les pressions subies par des copains et les émois associés à leurs tsunami hormonaux. De nos jours, les jeunes se dévoilent devant des centaines, voire des milliers d’« amis » qui commentent en temps réel leurs faits et gestes.
Ce déballage personnel, pourtant risqué, est par ailleurs encouragé par les outils mis à leur disposition sur les réseaux sociaux. Snapstreak, une fonctionnalité de Snapchat (une application pour téléphones mobiles qui permet d’envoyer des photos et vidéos qui s’autodétruisent au bout de quelques secondes) qui félicite les utilisateurs pour avoir régulièrement envoyé des messages à leurs amis, a d’ailleurs été critiquée par le commissaire à l’enfance d’Angleterre pour son caractère addictif. De même, une enquête menée auprès de 1 500 enfants âgés de 8 à 17 ans par le Safer Internet Center du Royaume-Uni a révélé qu’un enfant sur huit avait partagé un selfie au cours de la dernière heure. Des chiffres qui interpellent d’autant plus quand on apprend que certains dirigeants de la Silicon Valley réduisent l’accès aux technologies pour leurs propres enfants. Mais que savent-ils que nous ne savons pas ?
Que nous montre les recherches en la matière ?
Diverses enquêtes montrent que l’âge moyen pour obtenir son premier smartphone est de 10 ans et que la moitié des enfants aux États-Unis et au Royaume-Uni possède un compte sur les réseaux sociaux avant l’âge de 12 ans. Plus surprenant encore, à peu près un quart de ces enfants avouent être en ligne « presque tout le temps ». Une autre étude menée en 2015 montre qu’environ 10% des filles au Royaume-Uni utilisent les réseaux sociaux plus de trois heures par jour – et ces dernières présentent aussi un retard scolaire important. Devons-nous y voir une conséquence sur la santé mentale ?
Autre fait marquant révélé par l’enquête du Safer Internet Center, 22% des jeunes âgés de 8 à 17 ans déclarent avoir été victimes d’intimidation par la publication d’images ou de vidéo infamantes.
Dans le secteur de la recherche, les constats ne sont pas plus réjouissants. Une étude menée par la chercheuse Jean Twenge, psychologue à l’Université de San Diego, a révélé que les adolescents américains les plus connectés sont moins heureux que ceux qui pratiquent d’autres activités.
D’autres études menées par Twenge démontrent que les réseaux sociaux contribueraient à une augmentation significative de la dépression chez les adolescents, avec une augmentation de 50% chez les filles et de 21% chez les garçons, de 2012 à 2015. Plus alarmant encore, c’est le taux de suicide qui est en nette augmentation pour cette tranche d’âge. Celui-ci aurait triplé pour les filles et doublé pour les garçons entre 2007 et 2015.
Les réseaux sociaux ne constituent-ils donc qu’une source de mal-être ?
Non. Ces conclusions, bien que tout à fait avérées, doivent être relativisées. Blâmer les réseaux sociaux pour leur impact sur le bien-être des adolescents, c’est aussi partir du principe que l’adolescence a toujours été une période heureuse et bien vécue. Or, bon nombre d’entre nous ont traversé cette période non sans quelques chamboulements émotionnels, et ce n’était certainement pas lié à l’usage du smartphone.
Des chercheurs de l’Oxford Internet Institute et de l’Université de Cardiff ont analysé les données de 120 000 enfants âgés de 15 ans et en ont conclu que le bien-être des adolescents était d’autant plus élevé qu’ils étaient connectés. Ces mêmes études ne nient pas l’impact négatif qu’engendre un usage excessif des écrans. En revanche, elles soulignent l’importance de bonnes pratiques quotidiennes concomitantes telles que de prendre son petit-déjeuner et de dormir suffisamment.
Un des principaux problèmes auxquels se confronte la recherche est la rapidité avec laquelle les smartphones ont envahi notre espace quotidien et la vitesse de développement des réseaux sociaux, réduisant la fenêtre de temps nécessaire pour mener des études approfondies. Tout bien pensé, Snapchat n’a été fondée qu’en 2011.
Quel rôle les réseaux sociaux jouent-ils réellement dans la vie de nos enfants ?
Le mode de vie des enfants a changé bien avant l’arrivée des réseaux sociaux. Une étude menée en 2013 aux États-Unis a révélé par exemple que plus leur quartier était dangereux, plus les parents laissaient leurs enfants regarder la télévision, ce mode de vie plus sédentaire contribuant en partie au surpoids de ces enfants. Mais cet état de fait peut également être appliqué à l’usage accru des tablettes et smartphones par les enfants coincés à la maison. Mais il n’explique pas pour autant l’ampleur du phénomène. Plus qu’une simple occupation dans le sofa, les réseaux sociaux ont rapidement modifié la façon dont les adolescents communiquent entre eux. D’ailleurs, Evan Spiegel, le fondateur de Snapchat, s’exprimait en ces termes au Wall Street Journal en 2016. « Les gens se demandent pourquoi leur fille prend 10 000 photos par jour […] Ce qu’ils ne réalisent pas, c’est qu’elle ne conserve pas les photos. Elle parle [à travers elles]. »
Les réseaux sociaux n'imposent-ils pas une limite d'âge ?
Ils le font, bien que sa mise en vigueur représente un énorme défi. Sur Facebook, Instagram, Snapchat et Twitter, vous devez avoir atteint l’âge de 13 ans pour créer un compte. (Certains pays ont imposé des règles plus strictes : l’âge minimum pour ouvrir un compte Google est de 14 ans en Corée du Sud et de 16 ans aux Pays-Bas, par exemple.) Là où le bât blesse, c’est que la plupart de ces sites demandent aux nouveaux inscrits de déclarer eux-mêmes leur date de naissance. L’interdiction est donc aisée à contourner…
Des actions sont-elles menées pour anticiper et contrôler les dégâts causés par les réseaux sociaux ?
Il y a d’une part la vision extrême et minoritaire de certains parents pour qui la solution réside dans l’interdiction pure et simple de l’usage des smartphones chez les jeunes pour ne privilégier que les jeux dans les bois.
Mais il existe surtout un groupe en expansion qui milite pour une réponse plus ciblée. Un groupe d’experts en pédiatrie et de la santé mentale fait actuellement pression sur Facebook pour qu’il retire Messenger Kids, une version de son application Messenger destinée aux enfants de 6 à 12 ans. Ces derniers arguent que les jeunes enfants ne sont pas assez mûrs pour maîtriser tous les aspects des relations en ligne. Les employés de Google, de Facebook et d’ailleurs ont par ailleurs créé le Centre for Humane Technology, une coalition des fondateurs des réseaux sociaux, pour informer les parents du caractère addictif de ces réseaux de communication et des risques encourus pour les jeunes. À ce sujet, un cadre qui a contribué à la création de l’iPod a fait appel à Apple Inc. pour développer un moniteur d’activité numérique afin de permettre aux parents utilisateurs de mesurer le temps passé en ligne pour eux-mêmes et leurs enfants.
Les géants des médias sociaux sont-ils à l'écoute ?
Ils essaient au moins de paraître à l’écoute. En janvier, deux grands actionnaires d’Apple ont exhorté l’entreprise à donner aux parents un moyen de personnaliser l’iPhone de leur enfant afin de limiter le temps d’écran, les heures d’utilisation et l’accès aux médias sociaux. Ils ont demandé à l’entreprise de mener plus de recherches et de répondre à un « malaise sociétal grandissant ». Quelques jours plus tard, Apple a répondu que davantage de fonctionnalités pour les parents étaient déjà en cours de développement. Google ajoute de meilleurs contrôles parentaux sur son application YouTube Kids après avoir signalé qu’il hébergeait des vidéos inappropriées.
Qu'en dit la loi ?
Lors de la comparution de Mark Zuckerberg, directeur général de Facebook, au Congrès américain, suite au scandale de divulgation des données personnelles de millions d’utilisateurs, le sénateur Ed Markey du Massachusetts posait des questions précises sur le cas des enfants. Le législateur a pressé Zuckerberg pour soutenir une facture qu’il a présentée en 2015 pour augmenter des protections de la vie privée en ligne pour des enfants jusqu’à l’âge de 16 ans.
En Europe, les choses ont bougé. Après des années de négociations, le Règlement Général sur la Protection des Données (RGPD) a été adopté en mai 2018. L’objectif est d’accroître la protection des données personnelles de tout utilisateur web et la responsabilité de ceux qui les traitent. Dans ce cadre, une clause impose aux réseaux sociaux de n’accepter d’inscriptions d’enfants de moins de 16 ans qu’à condition de disposer d’une autorisation parentale (l’âge limite étant cependant laissé au libre choix du pays).
De son côté, la messagerie What’s App a élevé l’âge minimum d’inscription à 13 ans, tandis que l’application Snapchat s’engage à ne plus traiter aucune donnée sans autorisation.
Cela ne règle certes pas tout, mais à défaut de constituer une solution miracle, cela a le mérite de faire avancer les choses.
– Laetitia Mespouille